LA MERLUCHE, continuant. - Non, n'est-ce pas ? Eh bien ! viens avec moi. Je te cacherai et je te réponds que, quel que soit leur nez, les chapeaux à cornes ne te découvriront pas. Tu verras comme je te dorloterai ! Je te donnerai tout ce qui te fera plaisir. Des robes bien autrement belles que celle que tu as là, des sabots tout neufs et même, si tu veux, des souliers. Tu mangeras de la viande tous les jours, et du pain blanc et toutes les friandises qui te feront envie.

LA MERLETTE, cherchant à se dégager. - Laissez-moi ! laissez-moi ! je ne veux pas aller avec vous !

LA MERLUCHE. - Voyons ; sois donc raisonnable !... Tiens ; j'ai de l'argent ; si tu te décides à m'obéir, je te ferai cadeau à l'instant d'une belle pièce de quarante sous.

LA MERLETTE, avec Colère. - Je n'ai que faire de vos quarante sous ; vous pouvez bien les garder. Je me moque de votre argent ; je ne veux rien de vous.

LA MERLUCHE. - Si tu te moques de mon argent, tu ne te moqueras pas toujours d'aller en prison... Allons, viens avec moi !

LA MERLETTE. - En prison ! (Elle se lève, fait quelques pas et s'arrête). Non ! J'aime encore mieux rester ici que de vous suivre.

LA MERLUCHE. - Tu ne veux donc pas suivre une tante qui te veut du bien.

LA MERLETTE. - Vous n'êtes pas ma tante... Si vous l'étiez, vous m'auriez aimée, au lieu de me battre comme vous le faisiez toujours.

LA MERLUCHE. - Si je t'ai battue quelquefois, c'est que ce méchant Grand-Gaucher m'y forçait. Mais n'aie pas peur, il n'y a pas de danger que nous le revoyions de sitôt. Il en a pour un bon bout de temps à être enfermé, lui aussi, et nous allons être bien heureuses ensemble. Je t'enseignerai toutes sortes de bons métiers pour gagner de l'argent sans te donner de mal et sans que les gendarmes y voient rien. Nous deviendrons tout à fait riches.

LA MERLETTE, avec force. - Et moi, j'aime mieux rester pauvre et ne jamais manger que du pain sec, plutôt que de m'exposer à devenir une mendiante et une voleuse comme vous !

LA MERLUCHE. - Tu dis des bêtises. Allons, ne te fais donc pas prier comme cela ! Tu vois bien que, si je t'emmène, c'est pour ton bien, et tu devrais m'en remercier au lieu de me dire des injures. Ne t'imagine pas d'ailleurs que je veuille te forcer à demeurer toujours avec moi si cela ne te convient pas ; viens-y seulement aujourd'hui, afin de dépister les gendarmes. Le plus pressé pour l'instant, c'est d'empêcher qu'on ne t'arrête.

LA MERLETTE, tressaillant. - C'est vrai !... Les gendarmes !... Ils me cherchent peut-être déjà !... Sauvons-nous ! sauvons-nous ! (Elle s'enfuit en entraînant la Merluche).

ACTE III

     La chaumière de la Merluche. Intérieur malpropre et en désordre. Sur le devant du théâtre une paillasse avec une couverture jetée dessus. Une table, des chaises.

SCÈNE I.

LA MERLETTE, LA MERLUCHE.

LA MERLUCHE, entre, tenant par la main la Merlette, qui lui résiste. - Allons donc ! Vas-tu rester dehors par le temps qu'il fait ?

LA MERLETTE, jetant autour d'elle un regard d'horreur et de dégoût. - Ah ! Moi qui avais si bien espéré ne jamais revenir ici !

LA MERLUCHE. - Eh bien ! t'y voilà de nouveau, ma petite, et trop heureuse encore pour cette fois !... Après tout, on n'y est pas plus mal qu'en prison ! (Continuant) Attends, je vais allumer la chandelle. Il fait aussi noir que dans un four. (Elle allume une chandelle dans un chandelier de fer. Pendant ce temps la Merlette se laisse tomber d'un air accablé sur le matelas). Maintenant, je vais mettre sécher tes habits. Tu dois être toute trempée, avec cette neige qui ne cesse de tomber depuis une heure. Viens que je t'ôte ta robe.

LA MERLETTE, se levant vivement et s'enfuyant à Vautre bout de la chambre. - Je ne veux pas ! Non, je ne me déshabillerai pas !

LA MERLUCHE. - Mais tu te feras du mal, à rester ainsi dans des vêtements mouillés.

LA MERLETTE. - Je veux les garder.

LA MERLUCHE. - Je veux ! je ne veux, pas ! Ce n'est pas ainsi que tu aurais parlé autrefois. N'importe, agis à la guise ; je ne prétends pas te contrarier. Je vais toujours faire un peu de feu et je te régalerai d'un plat tel que tu n'en as jamais goûté.

LA MERLETTE. - Je ne veux pas manger ! je n'ai pas faim !

LA MERLUCHE. - Bah ! c'est une idée. Tu seras bien aise, au contraire, de te mettre quelque chose sous la dent. Rien ne creuse comme le chagrin.

LA MERLETTE, avec colère. - Je vous répète que je ne veux pas manger !

LA MERLUCHE. - À ton aise. Aimes-tu mieux dormir ? (La Merlette fait signe que oui). Eh bien ! je vais te coucher. (Elle secoue la paillasse). Tu seras très bien là !... Mais du moins tu vas quitter ta robe.

LA MERLETTE, avec colère. - Je vous dis que non.

LA MERLUCHE, à part. - Cet entêtement de rester vêtue !... Je suis sûre qu'elle a dans l'esprit de se sauver, mais j'y mettrai bon ordre ! (Haut) Allons ! Couche-toi. (La Merlette s'étend sur la paillasse ; la Merluche veut arranger sur elle la couverture).

LA MERLETTE, avec colère et dégoût. - Laissez-moi ! Allez-vous-en ! Je vous défends de me toucher. Laissez-moi, vous dis-je !

LA MERLUCHE. - Voilà comme tu me remercies de t'avoir empêchée d'aller en prison ?

LA MERLETTE, comme se parlant à elle-même. - En prison ! J'aimerais autant être en prison qu'ici !

LA MERLUCHE. - Allons ! dors bien ! Bonsoir. Je vais chercher un peu de bois derrière la maison, car il ne fait pas chaud. (Elle sort en fermant la porte à la clef).

SCÈNE II. 
 

LA MERLETTE, seule. - (Elle s'assied sur sa paillasse.) Dors bien ! Comme si j'avais envie de dormir ! Me voilà donc encore dans cette affreuse maison ! Qui m'aurait dit que j'y rentrerais jamais ! que je retournerais un jour avec cette méchante femme ! que je serais forcée de reprendre une vie que j'ai en horreur maintenant ! Pauvre père Martin ! je ne vous reverrai donc plus !... Peut-être aurais-je mieux fait de retourner chez lui !... Mais les gendarmes ! Oh !... La prison ! (Avec amertume) La prison !... Ne suis-je pas en prison ici et pour toujours encore, avec cette horrible vieille !... Ah, mon Dieu !... (Après un instant de silence) Que fait le pauvre père Martin à cette heure ? Il s'inquiète, j'en suis sûre, de ne pas voir rentrer sa petite Merlette. (Pleurant) Elle ne rentrera plus jamais ; jamais elle ne reverra votre bonne figure lui sourire. Vous ne la prendrez plus jamais sur vos genoux, pour jouer avec elle en revenant de votre ouvrage. Jamais elle ne vous embrassera comme elle le faisait tous les soirs avant de se coucher... Ah ! elle est bien malheureuse ! (Elle s'étend sur le lit, après un silence). Je suis si fatiguée !... Je voudrais ne pas dormir... Le sommeil me gagne malgré moi... Ah, père Martin ! père Martin. (Elle s'endort).

SCÈNE III.

LA MERLUCHE, entrant avec un fagot qu'elle jette dans la cheminée. - Il fait un froid terrible ! (Allant près du lit) Ah ! elle dort ! tant mieux !... C'est qu'elle n'est pas commode du tout. J'aurai bien de la peine à en faire ce que je voudrai. Bah ! nous en viendrons à bout tout de même. (Prêtant l'oreille) Mais ! on marche dehors. (On frappe trois petits coups secs à distance sur les carreaux). Ah ! le signal ! Ce doit être Grand-Gaucher. (Elle va ouvrir la porte.)

SCÈNE IV.

LA MERLETTE (endormie), LA MERLUCHE, GRAND-GAUCHER.

GRAND-GAUCHER, entrant et secouant ses habits. - En voilà un temps ! La neige continue de tomber et il fait un froid de loup ! .

LA MERLUCHE, à demi-voix. - Chut ! chut donc.

GRAND-GAUCHER, continuant. - Avez-vous quelque chose à boire pour me réchauffer, la vieille ?

LA MERLETTE, se réveillant et se soulevant à demi sur son coude, à part. - Il me semble qu'il vient d'entrer quelqu'un.

LA MERLUCHE, même jeu. - Parlez-donc plus bas. Tenez, voilà de l'eau-de-vie. (Elle pose sur la table une bouteille et des verres).

GRAND-GAUCHER, se versant à boire. - Qu'est-ce que vous avez donc avec vos airs mystérieux ?

LA MERLUCHE, lui montrant la paillasse où est couchée la Merlette. - La petite est là. Je suis parvenue à remettre la main dessus.

GRAND-GAUCHER. Quelle petite ?

LA MERLUCHE. - La Merlette.

GRAND-GAUCHER. - La Merlette ? Ah ça ! êtes-vous folle ? Nous avions bien besoin de ce nouvel embarras ! Ne pouviez-vous la laisser où elle était ?

LA MERLETTE, avec effroi, à part. - Ah ! c'est Grand-Gaucher !

LA MERLUCHE. - Qu'est-ce que cela vous fait ! Je vous ai dit que j'ai mon idée.

GRAND-GAUCHER. - Ah oui ! votre idée ! Toujours la même ! Elle est jolie votre idée ! — Mais dort-elle bien au moins ?

LA MERLETTE, s'étend de nouveau, ferme les yeux et fait semblant de dormir. - Qu'est-ce qu'il vient faire ? — J'ai peur !

LA MERLUCHE. - Si elle dort bien ! Je vous en réponds. À son âge le canon ne m'aurait pas réveillée. Mais, tenez, pour plus de sûreté. (Elle prend la chandelle et la promène devant le visage de la Merlette, qui fait semblant de dormir). Êtes-vous tranquille à présent ?

GRAND-GAUCHER. - À la bonne heure.

     (Grand-Gaucher et la Merluche s'asseyent devant la table ; ils se versent à boire. La Merlette se soulève de nouveau sur son coude et prête l'oreille.)

GRAND-GAUCHER. - C'est égal ! je me demande pourquoi vous avez re-pris cette petite ?

LA MERLUCHE. - Vous le savez bien.

LA MERLETTE, à part. - Écoutons.

GRAND-GAUCHER, continuant. - Ne voyez-vous pas qu'elle vous échappera et qu'elle ira bavarder sur notre compte ?

LA MERLUCHE. - La manière de l'empêcher, c'est de me fournir les moyens de la ramener à ses parents, qui, eux, me payeront bien pour cela.

LA MERLETTE, de même. - Ses parents !

GRAND-GAUCHER. - Je vous ai déjà dit que ses parents n'existaient plus. L'homme qui l'a recueillie, le père Martin, a fait faire des recherches sur eux par le maire, monsieur Léry, et il a appris qu'ils étaient morts depuis longtemps.

LA MERLUCHE. - C'est pour ne pas me donner d'argent que vous dites cela.

GRAND-GAUCHER, continuant. - Je voudrais bien savoir d'ailleurs comment vous vous y prendriez pour la reconduire à sa famille sans dire la part que vous avez eue à son enlèvement ?

LA MERLUCHE. - Cela me regarde ; vous savez bien que je ne suis pas maladroite.

GRAND-GAUCHER, d'un ton goguenard. - Eh bien ! bonne réussite... Mais la nuit s'avance ; maintenant que je me suis réchauffé, je vais me remettre en route. Bonsoir, la vieille.

LA MERLUCHE. - Bonsoir. (Elle le reconduit jusqu'à la porte, qu'elle ferme soigneusement derrière lui puis elle met la clef dans sa poche).

MERLETTE, qui a suivi tous ses mouvements des yeux. - Il est parti Enfin l

SCÈNE V.

LA MERLETTE, LA MERLUCHE.

LA MERLUCHE, mettant la clef dans sa poche. - Là, ma mignonne, s'il te plaît d'aller te promener cette nuit et d'aller retrouver ton père Martin, il faudra que tu viennes me prendre la clef, et je te réponds que je ne te le permettrai pas... Ce Grand-Gaucher ! s'il s'imagine que je crois ce qu'il me dit sur les parents de la Merlette !... Je suis sûre qu'ils vivent encore et qu'ils donneraient une fameuse somme pour retrouver leur enfant... Non certes, je ne serais pas embarrassée pour leur faire un bon conte à son sujet... Elle dort ; je vais me coucher aussi. (Elle souffle la chandelle et vient s'étendre sur la paillasse, à côté de la Merlette, du côté opposé au public). Là ! prenons garde de la réveiller. (Toutes deux restent silencieuses ; la Merlette les yeux tout grands ouverts, mais sans faire aucun mouvement. Au bout de quelques instants, on entend la forte respiration de la Merluche).