LA LÉGENDE DES LYS ROUGES
Saynète en 3 actes
Marthe BIANCHINI
PERSONNAGES
YOLANDE DES TOURETTES : jeune châtelaine ;
ISABELLE, sa suivante ;
LE SIRE GILLES DES TOURETTES, père de Yolande ;
ALAIN, jeune paysan ;
RAIMON, le Troubadour ;
LE SÉNÉCHAL ;
LE SIRE ENGUERRAND DE FIERABRAS ;
LE SIRE HUGUES DE BAUZATOUR ;
UN PAGE.
La scène se passe au Moyen-Âge.
ACTE PREMIER.
DÉCOR. - Une salle dans un château féodal. Au fond, au centre, haute et large cheminée armoriée. À droite, panoplie d'armes suspendue au mur. À gauche, haute et étroite fenêtre gothique à petits vitraux. Une chaise au lourd dossier sculpté et un tabouret bas, également sculpté. Sur la scène, à droite, une lourde et massive table (ou un coffre).
SCÈNE PREMIÈRE.
YOLANDE, ISABELLE.
Au lever du rideau, Yolande est assise sur la haute chaise. Isabelle, assise le tabouret, est occupée à broder.
YOLANDE, d'un ton dolent. - Isabelle, comme je m'ennuie ! Comme la vie est triste dans ce château depuis le départ de mon père !
ISABELLE. - C'est vrai, Damoiselle, Voici deux longues années que le Sire des Tourettes est parti pour la Croisade. Et la joie semble être partie en même temps que lui.
YOLANDE. - Hélas, plus de jeunes chevaliers rompant des lances dans la grande cour d'honneur du château...
ISABELLE. - Plus de riches festins réunissant tous les seigneurs des environs autour des tables somptueusement garnies...
YOLANDE. - Plus de chevauchées à travers la campagne à la poursuite du gibier bondissant...
ISABELLE. - Plus de troubadours jouant de la viole et nous contant les exploits des vaillants paladins...
YOLANDE. - Plus rien que l'ennui, le morne ennui qui semble m'étouffer entre ces lourdes murailles !
ISABELLE. - Mais, Damoiselle, si vous le vouliez, nous pourrions faire seller les chevaux et aller nous promener dans la montagne.
YOLANDE. - À quoi bon ! Je connais par cœur tous les sentiers et tous les tournants des chemins.
ISABELLE. - Certes. Mais nous sommes au mois de Juin et la montagne est remplie de fleurs plus belles les unes que les autres.
YOLANDE. - J'ai seize ans, Isabelle. Je ne suis plus une petite fille pour aller cueillir des bouquets de fleurs.
ISABELLE. - Écoutez, Damoiselle. Vous avez dans l'un de vos coffres un magnifique carré de soie bleu pâle, n'est-ce pas ?
YOLANDE. - Celui qui vient d'Espagne ? Il est fort beau, en effet. Mais où veux-tu en venir ?
ISABELLE. - Voilà mon idée : nous allons partir dans la montagne. Nous cueillerons les plus belles fleurs que nous trouverons. Après quoi vous dessinerez celles qui vous plairont le mieux et nous les broderons sur votre tissu de soie. Nous en ferons une belle écharpe dont vous vous parerez le jour du retour de votre père.
YOLANDE, se levant et battant des mains. - Oh ! c'est une idée cela ! C'est une bonne idée Isabelle. Vite, vite, va faire seller les chevaux. Dis à Thibault, mon écuyer, qu'il nous accompagne. Je veux partir tout de suite. (Poussant Isabelle vers la porte). Dépêche-toi, dépêche-toi !
ISABELLE, riant. - J'y vais, j'y vais ! Elle sort.
SCÈNE II.
ISABELLE, LE PAGE, LE SÉNÉCHAL.
LE PAGE, entrant. - Damoiselle, voici Messire le Sénéchal qui désire vous parler.
YOLANDE, d'un ton de contrariété. - Maintenant ? Je suis très pressée.
(Le Page sort).
LE SÉNÉCHAL, entrant majestueusement. - Bonjour, Damoiselle Yolande.
YOLANDE. - Bonjour, Messire.
LE SÉNÉCHAL, il parle lentement et d'un ton doctoral. - Damoiselle, vous savez que je m'occupe de la bonne marche du château depuis le départ de votre père. Je désire qu'à son retour, il retrouve son domaine aussi prospère et florissant qu'il me l'a laissé.
YOLANDE, qui dissimule mal son impatience. - Oui, oui, je sais.
LE SÉNÉCHAL. - Je suis aussi contraint quelquefois de rendre la justice et je m'efforce de remplir cette tâche avec la plus grande équité.
YOLANDE. - Je sais, Messire, je sais bien !
LE SÉNÉCHAL. - Or on a emmené ce matin au château un bûcheron nommé Jacquou qui avait abattu un superbe chamois. Vous savez que le délit est grave.
YOLANDE. - Pourquoi l'avait-il abattu ?
LE SÉNÉCHAL. - Eh ! pour le manger, Damoiselle ! Il prétendait être dans la plus extrême misère.
YOLANDE. - Alors, laissez-lui le chamois et rendez-lui la liberté.
LE SÉNÉCHAL. - Mais votre père m'a laissé le soin de veiller sur son gibier. Si on ne punit pas cet homme, on encouragera le braconnage.
YOLANDE. - Alors punissez-le comme vous l'entendrez. En somme, Sénéchal, c'est à vous et non à moi de rendre la justice !
LE SÉNÉCHAL. - Certes, certes. Mais ce Jacquou a vivement insisté pour que je vous demande sa liberté. En l'absence de votre père, vous avez tout pouvoir pour la lui accorder.
YOLANDE. - Bon. Alors, accordez-la lui. (Faisant mine de se retirer). Au revoir, Messire Sénéchal.
LE SÉNÉCHAL, la suivant. - Encore un mot, Damoiselle. Si ce manant va raconter son aventure, on dira partout qu'on peut abattre impunément le gibier du Sire des Tourettes. L'exemple sera suivi et c'en sera fait des chasses de votre père.
YOLANDE, laissant éclater son impatience. - Mais enfin, Sénéchal, que dois-je vous répondre ? Faites ce que vous voudrez de ce braconnier. C'est là votre affaire !
LE SÉNÉCHAL, très digne. - Pardon, Damoiselle. Il m'a fait promettre expressément de vous demander sa liberté. Ma conscience m'oblige à vous transmettre son message.
YOLANDE. - Bon. Eh ! bien, écoutez : je vous donnerai ma réponse demain. Je réfléchirai. Maintenant, je n'ai pas le temps. Non, je n'ai vraiment pas le temps. Il faut que je sorte. (Lui faisant un geste d'adieu de la main). Au revoir, Messire, au revoir. Revenez demain. Maintenant, je suis très pressée. (Sur un ton de confidence). Je dois aller cueillir des fleurs !
Et plantant là le Sénéchal, elle se sauve vers les coulisses pendant que tombe le
RIDEAU
ACTE II.
DÉCOR. - Un sentier dans la montagne. Au loin, cimes neigeuses. On aperçoit en contrebas, dominant la vallée, le château des Tourettes perché sur un piton rocheux. Sur la scène, à droite et à gauche, deux petits sapins et des cailloux. On doit avoir l'impression que la scène domine de très haut le fond du décor.
SCÈNE PREMIÈRE.
YOLANDE, ISABELLE.
Yolande tient à la main une magnifique gerbe de fleurs sauvages.
ISABELLE. - Damoiselle, nous avons là un bouquet magnifique. Je crois que nous pouvons songer à rentrer car il se fait tard.
YOLANDE. - C'est cela, Isabelle, partons. Nous avons certainement là toutes les variétés de fleurs.
ISABELLE. - Il y en a de toutes les formes et de toutes les couleurs.
YOLANDE, qui, tournée vers le fond, contemple le paysage. - Regarde comme le château paraît petit vu d'ici.
ISABELLE. - C'est que nous sommes très haut. Allons ! Thibault doit s'impatienter en bas et peut-être s'inquiéter. Reprenons vite le sentier.
YOLANDE, penchée vers le fond a l'air d'examiner quelque chose situé en contrebas du fond de la scène. - Oh ! regarde, Isabelle !
ISABELLE, se rapprochant. - Quoi donc ?
YOLANDE, montrant quelque chose du doigt. - Là, sur ce rocher, cette fleur.
ISABELLE, se penchant vers le fond. - Sur cette paroi à pic ? Je la vois.
YOLANDE. - Elle est rouge pourpre avec un cœur d'or et des pétales recourbés.
ISABELLE. - C'est un lys rouge, Damoiselle. (Essayant de l’entraîner). Allons, venez.
YOLANDE, regardant son bouquet. - Mais je n'ai pas de lys rouge dans mon bouquet.
ISABELLE, riant. - Bien sûr que non. Mais vous voyez bien qu'on ne peut pas l'atteindre.
YOLANDE, d'un ton décidé. - Oh ! Isabelle, il me faut un lys rouge. Il m'en faut absolument un. C'est une fleur si belle, si élégante.
ISABELLE. - Oui, mais c'est une fleur inaccessible.
YOLANDE. - Pourtant...
ISABELLE. - Écoutez, Damoiselle, renoncez-y tout de suite. (Catégorique). Personne ne peut cueillir les lis rouges.
YOLANDE, incrédule. - Pourquoi ?
ISABELLE. - Parce que ce sont les fleurs préférées du Génie de la Montagne. Il sème à profusion toutes les autres fleurs dans les prairies et au bord des sentiers où on peut les cueillir aisément. Mais il ne fait pousser les lys rouges que sur des parois verticales où personne n'a jamais pu les atteindre.
YOLANDE, d'un ton décidé. - Pourtant, Isabelle, il m'en faut un. (Rêvant). Je broderai les pétales en soie pourpre et ferai le cœur avec des fils d'or. Ce sera si joli !
ISABELLE. - Je vous dis qu'on ne peut pas les prendre. Tous ceux qui ont essayé d'en cueillir ont été précipités au fond de l'abîme par le Génie courroucé. (Montrant le bouquet). Vous avez là des fleurs aussi belles.
YOLANDE, en colère. - Non, non et non ! Elles sont affreuses ces fleurs-là. (Elle jette le bouquet à terre). (D'un ton suppliant). Isabelle, c'est un lys rouge que je veux !
ISABELLE. - Vous ne voulez tout de même pas que je me tue pour satisfaire votre caprice ? Écoutez, Damoiselle Yolande ; quand votre père reviendra que trouvera-t-il sous son toit ? Une jeune fille accomplie ? ou une enfant capricieuse ? (Essayant doucement de l'entraîner). Allons, venez. Rentrons au château et reprenons ces pauvres fleurs.
YOLANDE, résistant et frappant du pied. - Non ! Je veux un lys rouge ! Je veux un lys rouge ! Isabelle, je donnerais n'importe quoi, tu m'entends, n'importe quoi pour avoir un lys rouge !