PIECES  DE  THEATRE  POUR  ENFANTS.

 
 

LE  NOUVEAU  ROBINSON

COMÉDIE EN UN ACTE.

 

Par Eudoxie Dupuis

1893 - domaine public.

 


PERSONNAGES.


LUCIEN, 8 ans ; PAUL, !0 ans.



     Le théâtre représente la campagne. D'un côté un renfoncement (formé par le paravent replié) dont le public ne voit pas l'entrée.

 


SCÈNE I.


LUCIEN (entrant). - (Il porte une gibecière d'écolier et de plus une arbalète et des flèches telles qu'on en donne aux enfants). Ah ! Je suis arrivé ! Mon bateau est solidement attaché et si bien caché entre les arbres que je défie bien personne de le découvrir. (Regardant avec satisfaction autour de lui). Me voilà enfin dans mon île ! Comme Robinson ! Je .pourrai donc désormais vivre à ma guise ! Vais-je m'en donner ! Plus de grammaire l plus de calcul ! plus de latin !.... Oh ! le latin surtout ! (Un instant de silence). — Je voudrais bien savoir ce qu'on a dit, chez nous, ce matin, lorsqu'on ne m'a pas trouvé dans ma chambre ?.... A-t-on du être étonné ! C'est mon cousin Paul, lui qui est si sage, qui aura été bien surpris aussi en apprenant que j'ai pris de la poudre d'escampette ; et monsieur Tapin ! monsieur Tapin surtout, quand il est arrivé pour me donner ma leçon !... Quelle bonne tête il a dû faire ! J'aurais aimé à être dans un petit coin pour jouir de sa stupéfaction. Il ne me gratifiera toujours pas de pensum aujourd'hui !... Ni aujourd'hui ni jamais, je l'espère. (Il chante).

Air : Nous avons bientôt quinze ans.
Enfin je suis donc mon maître
Du soir au matin,
Sans crainte de voir paraître
Ce monsieur Tapin.
S'il me plaît de sommeiller,
De rire ou de babiller,
Rien ne peut m'en empêcher
Car je suis mon maître.

     Il n'y a qu'une chose qui m'ait fait de la peine ; c'était de quitter ma petite sœur Berthe. Pauvre chérie ! Qu'est-ce qui la fera aller au galop dans sa petite voiture à présent ? Qu'est-ce qui l'amusera ? Car il faut me rendre cette justice, personne ne savait l'amuser comme moi. (Il s'essuie les yeux). Allons ! n'y pensons plus ! C'est bête de pleurer ! (Il détache sa gibecière). Voyons ! il faut que je compte mes provisions. (Tirant de sa gibecière à mesure qu'il les nomme un pain de deux sous et différents objets). Un pain ! un pain tout entier ! — Trois tablettes de chocolat ! — Depuis trois jours je n'ai mangé que du pain sec à mon goûter afin de les économiser. — Deux pommes. Un morceau de pain d'épice.— Il a l'air joliment bon ! (Il en mord une bouchée). Ma foi oui ! — De plus trois biscuits, une poignée de raisins secs et une demi-douzaine de figues, que j'ai chipées hier soir après le dîner. Est-ce tout ? — Ah ! encore des noix et deux bâtons de sucre d'orge. — En voilà-t-il des victuailles ! Maintenant dans mes poches ?... (Il cherche dans l'urne). Par ici ma toupie, mes billes et mon couteau. À la bonne heure !... Par là, mon Robinson Crusoé. C'est bien !



SCÈNE II.


LUCIEN, PAUL.


PAUL paraît au fond, vêtu en nègre, mais sans masque et sans perruque ; il les tient tous deux à la main. Tout le temps de la scène, il reste invisible pour Lucien. - (À part). Ah ! le voilà ! J'étais sûr de le trouver ici.

LUCIEN, continuant. - Nous disons donc qu'il s'agit de faire durer les provisions jusqu'à ce que j'aie parcouru mon île et vu ce qu'elle produit. Il sera prudent de ne pas aller trop vite pour le premier jour. Ce pain sera pour aujourd'hui et demain ; les biscuits pour après-demain, mercredi, avec le raisin ; le chocolat pour jeudi et le pain d'épice pour le dernier jour.

PAUL, toujours à part. - Oui, oui, fais bien les calculs.

LUCIEN, de même. - Quant aux pommes, aux noix et aux figues, on les mangera avec le pain Je vais donc le couper, mon pain, en deux. Une part pour aujourd'hui, le reste pour demain, la moitié d'aujourd'hui, je vais encore en faire deux parts ; une pour déjeuner et l'autre pour dîner.

PAUL, de même. - Voilà de quoi faire de fameux repas.

LUCIEN, de même. - Je ne sais pas si c'est d'en parler, mais il me semble que je déjeunerais volontiers. Quelle heure pourrait-il bien être ?

PAUL, de même. - Robinson avait un cadran solaire au moins !

LUCIEN, de même. - Ma foi ! qu'il soit l'heure qu'il voudra : mon estomac me dit qu'il est celle de déjeuner. Entamons mon pain et cette belle pomme rouge. (Il s'assied et se met à manger). On est très bien ici ; la jolie salle à manger. C'est dommage que le repas soit un peu maigre.

PAUL, de même. - Le fait est que pour un garçon qui a bon appétit...

LUCIEN. - Demain j'aurai sans doute quelque chose de meilleur à mettre sous la dent..... Il doit se trouver du gibier dans cette île. J'ai eu soin d'apporter mes flèches et mon arbalète.

PAUL, de même. - les lapins n'ont qu'à se bien tenir !

LUCIEN. - Et puis, en grimpant aux arbres, j'y trouverai des nids.

PAUL, de même. - Vas-y voir !

LUCIEN. - C'est très bon les œufs d'oiseaux... du moins Robinson le dit..... Il y a encore le poisson ; je n'y avais pas pensé : les huîtres, les moules, les crevettes, les homards ! Rien qu'en me promenant sur le rivage, j'en trouverai tant que j'en voudrai.

PAUL, de même. - Je crois bien ! sur le bord de la Seine !

LUCIEN, cherchant autour de lui. -Eh bien !... et mon pain ?... Où donc est-il ?... Est-ce que je l'ai fini ?... Ce n'est pas possible !... Je n'ai fait qu'y goûter. (Il continue à chercher). Je ne le trouve pas ; il faut que je l'aie mangé. Ce n'est pas étonnant, il y en avait si peu. Et même... J'ai beau regarder à droite et à gauche... Tout a disparu... le second morceau aussi : celui que je gardais pour ce soir.

PAUL, de même. - Pendant qu'on y est !

LUCIEN. - Tant pis ! Je ne dînerai pas, voilà tout. Un homme doit savoir supporter les privations... Voyons, dépêchons-nous. Il faut que j'aille explorer mon île.... Mais d'abord serrons nos provisions... Voilà un renfoncement qui fera bien mon affaire... Ce n'est pas qu'ici on ait à craindre les voleurs ; c'est même bien commode. N'importe. (Tout en parlant, il porte dans sa cachette sa gibecière et ses provisions). Voilà qui est bien !... Maintenant allons faire un tour. (Il sort).


SCÈNE III.


PAUL, seul. - (Il se cache jusqu'à ce que Lucien ait disparu, puis il s'avance en ajustant son masque et sa perruque). Il s'éloigne, profitons-en pour mettre la dernière main à notre toilette..... S'il me reconnaît, il sera bien habile..... Ah ! monsieur Lucien, vous voulez faire le Robinson ! Eh bien ! je serai votre Vendredi. Nous allons voir si la vie vous semblera aussi agréable que vous vous l'imaginiez, dans votre île déserte. Déserte d'abord ! C'est vrai qu'elle est déserte maintenant, car on n'y vient guère que de temps en temps pour faucher l'herbe..... (Regardant dans la coulisse). Ah ! j'aperçois Lucien..... Qu'est-ce qu'il fait donc ?.... Bon ! le voilà qui arrache les pommes de terre ! Eh bien ! ne te gêne pas !.... Mais, malheureux, elles ne sont pas à toi, ces pommes de terre !... Au fait ! il se figure qu'elles ont poussé là toutes seules dans cette île déserte ! Il se dirige de ce côté..... Esquivons-nous. (Il se cache et se montre de temps en temps).


SCÈNE IV.

LUCIEN, PAUL
(caché).


LUCIEN, entrant. - (Il porte des pommes de terre dans son mouchoir et un petit fagot sous le bras avec satisfaction). Ah ! je savais bien que je trouverais quelque chose à manger ! Voilà des pommes de terre. J'ai eu bien de la peine à les arracher par exemple. Il ne s'agit plus que de les faire cuire. (Il pose ses provisions à terre). Arrangeons notre bois. (Il dispose son foyer). Les brins les plus minces comme cela, en laissant un peu d'air. Dans un instant j'aurai un feu superbe. (Il fouille dans sa poche). Ma boîte.... ma boîte à allumettes.... Où donc est-elle ?... Est-ce que je l'aurais perdue ?... C'est cela qui serait un malheur ! J'ai beau chercher, je ne la trouve pas ! (Il continue à tâter ses poches avec anxiété). Rien !... Comment-faire ? (Après un instant de réflexion). Comment faire ? Mais comme Robinson, donc !.... On n'a qu'à frotter deux morceaux de bois l'un contre l'autre, ils s'enflamment. (Il prend deux morceaux de bois, au fagot et les frotte. Au bout d'un instant :) Ça ne prend pas encore. Un peu de patience, ça va venir. Je ne frotte pas assez fort peut-être. (Il change les morceaux de bois de main). De cette manière je vais y arriver.

PAUL, à part. - Frotte, mon garçon, frotte.

LUCIEN. - C'est long à prendre, et fatigant. — Ah ! il me semble que j'ai aperçu une étincelle.

PAUL, à part. - C'est assez probable !

LUCIEN, s'arrêtant. - Je suis tout essoufflé. J'ai beau frotter ! — les bras
m'en font mal.
(Il se remet à frotter). Essayons encore.

PAUL, à part. - Allons ! du courage ! Ça va venir, comme tu dis !

LUCIEN, s'arrêtant de nouveau. - Ouf ! Je n'en puis plus ! Il faut que je me repose. — C'est difficile d'obtenir du feu de cette manière. les allumettes sont plus commodes.... Sans doute je ne sais pas encore m'y prendre. Une autre fois j'en viendrai à bout plus aisément... Recommençons.

PAUL, à part. - Il met plus de persévérance à cela qu'à apprendre. ses leçons.

LUCIEN, frottant toujours. - Oh ! pour le coup ! voilà le bois qui s'allume ! Ça sent le brûlé.

PAUL, de même. - Oui, prends-y garde !

LUCIEN. - Mais non ; c'est une idée ; il n'y a rien. Ah ! décidément, j'y renonce. (Il jette les deux morceaux de bois). (Avec humeur). Est-ce vexant tout de même ? Avoir là de si bonnes pommes de terre et ne pouvoir les faire cuire !.... Je vais chercher dans mon Robinson s'il n'avait pas une autre manière plus expéditive de se procurer du feu C'est une bonne idée que j'ai eu de l'apporter. (Il tire un livre de sa poche). Eh bien ! qu'est-ce que c'est que cela ! Un livre de classe ?.... Ma grammaire latine. Pour le coup, c'est trop fort. Il faut que ce maudit latin vienne me poursuivre jusqu'ici ! (Il jette le livre avec colère).

PAUL, riant. - C'est cela qui est une mauvaise chance !

LUCIEN, se laissant tomber à terre avec découragement. - Qu'est-ce que je vais devenir, si je ne peux pas seulement faire du feu ? (Se relevant au bout d'un instant). Allons, ne nous laissons pas abattre ; je ferai cuire mes pommes de terre un autre jour. Pour le moment je ne manque pas d'ouvrage ; il faut d'abord que je me bâtisse une cabane ; c'est par là que Robinson a commencé. Heureusement que mon couteau a été repassé dernièrement. (Regardant autour de lui). Ces arbres-ci sont un peu gros. J'en trouverai par là qui conviendront mieux C'est égal ! faire une maison à soi tout seul, ce n'est pas chose facile.

PAUL, à part. - Il me semble que voilà le moment de me montrer. (Il sort de sa cachette).

LUCIEN, l'apercevant et reculant effrayé. - Quelle est cette vilaine figure ? Un indigène !

PAUL, reculant aussi de son côté comme s'il avait peur. - Ah !

LUCIEN, à part. - Il me semble qu'il a peur de moi ; cela me donne du courage. (Haut et faisant un pas en avant). Hé ! dis donc ? toi, là-bas ! Qui es-tu ?

PAUL. - Moi, pauvre petit noir.

LUCIEN. - Je le vois bien. Comment t'appelle-t-on ?

PAUL. - Karamitchitchitototatapouf.

LUCIEN. - Qu'est-ce que tu dis-là ?

PAUL, répétant. - Karamitchitchitototatapouf.

LUCIEN. - En voilà un nom baroque ! C'est !e tien ?
     (Paul fait signe que oui).

LUCIEN, essayant de le répéter. - Karararatoto... totorara.... Je m'y perds.. Et qu'est-ce que cela veut dire ?

PAUL. - Le plus joli de tous les chitchitotos.

LUCIEN. - Ah vraiment ! Voilà un nom qui est bien appliqué !... Et comment te trouves-tu dans cette île ?

PAUL. - Moi venir de bien loin, bien loin ; sur grand vaisseau, haut comme maison. Vaisseau avoir marché très longtemps, très longtemps sur la mer. Un jour l'y venir gros nuages noirs, noirs, noirs et puis éclairs, et puis tonnerre. Boum ! boum ! boum ! Karamitchitchitototatapouf avoir bien peur et caché lui tout au fond du vaisseau. Et puis tout à coup l'y entendre un bruit très fort : crac ! crac ! crac ! le vaisseau être brisé en morceaux et Karamitchitchitototatapouf jeté là tout près.

LUCIEN, avec enthousiasme. - Il a fait naufrage ! Est-il heureux ! Il a fait naufrage comme Robinson !

PAUL. - Moi pas trouver heureux du tout ; moi pas manger ; moi pas content ; moi avoir bien faim.

LUCIEN. - Tu as faim. Écoute ; je te donnerai à manger à une condition ; c'est que tu seras mon esclave.

PAUL. - Esclave ? Quoi être ?


LUCIEN. - Mon domestique, autrement dit.

PAUL. - Domestique ? Quoi être encore ?

LUCIEN. - Cela veut dire que tu m'obéiras ; tu feras tout ce que je t'ordonnerai : le feu, la cuisine.

PAUL,
à part. - la cuisine ! Voilà qui ne me donnera pas grand mal.

LUCIEN,
continuant. - Tu battras mes habits ; tu cireras mes souliers, tu fendras du bois... Comprends-tu ?
 




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