PIECES DE THEATRE POUR ENFANTS.
Eudoxie Dupuis
1893 - domaine public
PERSONNAGES.
ANDRÉ, 7 ans. LOUISE, amie de GABRIELLE. -
GABRIELLE, sa sœur, 9 ans.
JEANNETTE, bonne d'André.
Le théâtre représente un salon. Une table avec des albums.
SCÈNE I.
GABRIELLE, LOUISE (entrant).
LOUISE. - Bonjour, GABRIELLE.
GABRIELLE. -Bonjour, Louise ; tu viens passer la journée avec moi ?
LOUISE. - Oui.
GABRIELLE. - Tu es bien gentille. Seulement c'est dommage que tu ne sois pas arrivée de meilleure heure.
LOUISE. - Je ne pouvais pas ; j'avais ma leçon de piano.
GABRIELLE. - C'est qu'André va bientôt rentrer. Justement il est parti de bonne heure. Nous aurions pu nous amuser plus longtemps.
LOUISE. - Le fait est qu'avec lui on n'a pas un instant de repos.
GABRIELLE. - Enfin ! profitons tout de même de son absence. À quoi allons-nous jouer ?
LOUISE. - Moi, cela m'est égal. À ce que tu voudras. Si nous regardions des images ?
GABRIELLE. - Je ne demande pas mieux, car lorsque André y est, on ne peut jamais avoir les albums. C'est assez qu'on les veuille pour qu'il les désire. Il est si tourmentant ! Arrangeons-nous commodément. (Elle pose les albums sur la table et en approche deux chaises). Comme cela nous serons très bien. (Elles s'asseyent et tournent les pages d'un album). Oh ! regarde ce monsieur ! Est- il drôle !
LOUISE. - Et cet autre avec son parapluie qui se retourne.
(Elles rient toutes deux).
GABRIELLE. - Quand nous en aurons assez de regarder les gravures, nous pourrons jouer à autre chose : à la poupée ou au ménage.
LOUISE. - C'est cela ! Comme c'est agréable d'être tranquille. Quelle différence quand André est ici ! Il n'y a pas moyen de s'amuser.
GABRIELLE. - Je le crois bien ! Il faut toujours faire toutes ses volontés. Il est insupportable. Tu ne t'imagines pas les scènes continuelles qu'il nous fait. Il veut une chose ; si on lui résiste, il se met en colère ; si on lui cède, il n'en veut plus : c'en est une autre qui lui fait envie. On ne sait jamais comment s'y prendre Et puis ces fantaisies qui lui passent par la tête ! Hier ne s'est-il pas avisé d'exiger qu'on mît à la broche le coq qui est sur le clocher de l'église ?
LOUISE (riant). - Oh ! pour le coup, il était difficile de le satisfaire !
GABRIELLE. - Alors, cris, tempête ! Jeannette, pour l'apaiser, a été obligée de lui dire qu'elle allait prier le sonneur d'aller le chercher.
LOUISE. - Et puis ?
GABRIELLE (riant à son tour). - Et puis, comme justement il y avait à la cuisine un poulet, qu'on devait faire rôtir pour le dîner, et qui se trouvait avoir les plumes d'un beau jaune doré, Jeannette a eu l'adresse de lui persuader que c'était celui du clocher.
LOUISE. - Un de ces jours il demandera, la lune et ce sera encore plus haut à aller décrocher.
(Elles rient toutes deux).
GABRIELLE. - En attendant il est bien ennuyeux...... Bon ! on a sonné ; est-ce que ce serait déjà lui ? (On entend du tapage au dehors). Ah ! il ne faut pas le demander. Est-ce désagréable ? nous étions si bien !
SCÈNE II
GABRIELLE, LOUISE, JEANNETTE.
JEANNETTE (entrant). - Non, décidément, je ne peux plus y tenir. Je m'en vais prier Madame de me faire mon compte. On n'a pas un instant de tranquillité avec cet enfant-là.... Avant de partir je lui demande où il veut aller promener. — Aux Tuileries. — Bon ! Nous nous dirigeons de ce côté-là. À moitié chemin, Monsieur change d'idée ; il préfère aller au Luxembourg. Il faut revenir sur ses pas... Puis, comme il avait refusé de goûter, il a faim ; nous entrons chez un pâtissier. Il choisit d'abord un baba. Il ne l'a pas plus tôt entre les mains que c'est un éclair qu'il lui faut. Je replace le baba sur l'assiette et je lui donne un éclair ; il n'est pas encore content ; il voudrait une madeleine ou une brioche... Arrivé au Luxembourg, ce sont encore des histoires. Il se prend de querelle avec tous ses camarades. Il veut s'emparer du ballon de celui-ci, du cerceau de celui-là. Il a beau avoir ses jouets, ce sont ceux des autres qui lui font envie. Non, je n'ai jamais vu un enfant pareil !
GABRIELLE. - Cette pauvre Jeannette !
JEANNETTE. - Vous croyez que c'est tout. Ah, bien oui ! Nous prenons l'omnibus pour revenir. Avec toutes les allées et venues qu'il m'avait fait faire, je n'en pouvais plus. Ne voulait-il pas absolument monter sur l'impériale et que j'y montasse avec lui encore ! Nouvelle scène au milieu de la rue, les passants s'ameutent. C'est divertissant !
LOUISE. - J'aurais voulu vous voir perchés tous les deux là-haut.
JEANNETTE. - Oui, riez, mademoiselle. Moi aussi je voudrais vous y voir ; et aussi que vous eussiez à subir toutes les fantaisies de Monsieur André... Comme nous descendions d'omnibus, nous voyons passer des soldats. Ne veut-il pas absolument les suivre ! Il m'emmène jusque je ne sais où ! C'était bien la peine d'être revenus en voiture. Les jambes me rentraient dans le corps ! À présent voilà qu'il a dans l'idée de se faire militaire. Volontaire, comme il dit ; de même que son frère Léon. Volontaire ! Avec cela qu'il ne l'est pas déjà assez !
(Les deux petites filles rient. On entend au dehors un bruit de tambour).
JEANNETTE (continuant). - Tenez, le voilà qui fait déjà son apprentissage de soldat.
SCÈNE III.
ANDRÉ, GABRIELLE, LOUISE, JEANNETTE.
ANDRÉ (entrant avec son sabre au côté, son fusil en bandoulière et jouant du tambour). - Plan, plan, plan ! plan, plan, plan ! plan, plan, plan !
LES DEUX PETITES FILLES (se bouchant les oreilles). - Oh ! quel tapage !
(André frappe de plus en plus fort).
ANDRÉ (s'interrompant). - Oui, je veux être militaire, comme mon frère Léon et mon cousin Henri. Et je ferai la guerre, la guerre, la guerre à tout le monde.
LOUISE. - Il commence bien.
ANDRÉ (continuant). - Plan, plan, plan ! plan, plan, plan ! plan, plan, plan ! (S'arrêtant). J'aurai une belle balafre au milieu de la figure, comme l'invalide du Jardin des plantes, et une jambe de bois, comme mon oncle le colonel. C'est très beau une jambe de bois, ça fait pan ! Pan ! Pan ! quand on marche !
LOUISE. - Voilà un goût tout particulier.
GABRIELLE. - Je crois que tu feras un beau soldat !
ANDRÉ. - Certainement. Moi, j'aime la bataille.
GABRIELLE. - Oui, à condition qu'on te cède toujours.
ANDRÉ. - Je veux partir aujourd'hui pour la guerre.
GABRIELLE. - Qu'est-ce que tu iras faire à la guerre ?
ANDRÉ. - Tiens ! je ferai Comme Léon donc !
GABRIELLE. - Mais, mon pauvre André, tu es fou ! Est-ce qu'on est soldat à ton âge ?
ANDRÉ. - Toi d'abord, ça ne te regarde pas. Les petites filles ne vont pas à la guerre..... Approche ici, que je t'apprenne l'exercice.
GABRIELLE. - Mais puisque les petites filles ne vont pas à la guerre !
ANDRÉ. - N'importe. Prends cette canne et porte-la comme un fusil. (À Louise). Toi, prends ce parapluie pour faire aussi l'exercice.
LOUISE. - Mais cela ne m'amuse pas du tout. J'aime bien mieux continuer à regarder des images.
ANDRÉ. - Et moi, je veux que tu m'obéisses. Prends ce parapluie et tiens-le comme cela.
(Il prend son fusil et le place au port d'arme).
LOUISE (haussant les épaules). - Il faut faire ce qu'il demande, c'est encore le meilleur moyen pour avoir la paix.
ANDRÉ (fait le tour de la chambre en battant du tambour). - Suivez-moi, vous autres ; je suis l'officier.
(Elles marchent derrière lui, en donnant des signes d'impatience).
GABRIELLE. - Est-il assez ennuyeux ?
ANDRÉ (se retournant ; il pose son tambour et prend son fusil). - Maintenant attention au commandement ! Placez-vous là toutes les deux en face de moi ! Tenez- vous droites. (À Jeannette :) Qu'est-ce que tu fais, toi ? Prends aussi un parapluie ou une canne pour te servir de fusil.
LOUISE. - Mais sais-tu bien, André, que ce n'est pas du tout amusant ce que tu nous fais faire là ?
ANDRÉ. - C'est défendu de parler sous les armes.
LOUISE. - Ah ! si l'on ne peut pas seulement dire un mot !
ANDRÉ. - Non, ce n'est pas permis.
LOUISE. - Tant pis ! je parlerai tout de même.
ANDRÉ. - Ah ! tu parleras ! À la salle de police pour avoir désobéi ! Là, dans ce coin. (Il place Louise dans un coin. À Gabrielle :) À toi ! maintenant... Non, au fait, je vais aller m'habiller pour être tout prêt à partir. Comme c'est heureux que mon parrain m'ait donné un costume de soldat pour mes étrennes ! (À Jeannette) Toi, viens m'aider à le mettre ; (aux autres) et vous, attendez-moi là.
(Il sort avec Jeannette qui le suit en haussant les épaules).
SCÈNE IV.
GABRIELLE, LOUISE.
LOUISE (quittant son coin). - Hein ! Est-ce désagréable qu'il soit rentré si tôt ! Nous nous amusions si gentiment ! Dis donc, Gabrielle, si nous l'envoyions promener une bonne fois : nous sommes deux après tout.
GABRIELLE. - Ce serait encore pis. Tu ne te doutes pas ae la vie qu'il nous ferait. Il vaut encore mieux lui céder.
LOUISE. - L'aimable caractère !
GABRIELLE. - Ayons l'air d'entrer dans son idée et même poussons-le un peu. Nous verrons comment cela finira.
LOUISE. - C'est vrai. Je ne serais pas fâchée pour ma part de savoir ce que deviendra cette belle humeur guerrière.
GABRIELLE. - Il s'attend peut-être à ce que nous allons le prier de rester.
LOUISE. - Ah ! bien oui !
SCÈNE V.
GABRIELLE, LOUISE, ANDRÉ, JEANNETTE.
ANDRÉ (rentrant, habillé en militaire et suivi de sa bonne. À Louise qui a abandonné son coin). - Qui est-ce qui l'a permis de quitter la salle de police ?
GABRIELLE. - C'est très ennuyeux ce jeu-là, André ; est-ce que tu ne pourrais pas en changer ?
ANDRÉ. - Mais ce n'est pas un jeu. Puisque je te dis que je veux être volontaire ; il faut bien que j'apprenne à commander !
GABRIELLE. - Tu t'imagines donc que quand on est volontaire on commande ? On obéit au contraire.
ANDRÉ. - Moi, je ne veux pas obéir ; je veux commander.
JEANNETTE. - Le fait est que si vous obéissiez, ce serait la première fois de votre vie.
ANDRÉ. - Il ne me plaît pas d'obéir.
JEANNETTE. - Quand vous serez soldat, on ne vous demandera pas si cela vous plaît ; on saura bien vous y forcer.