PIECES DE THEATRE POUR ENFANTS.
LE SEIGNEUR PIERROT
PANTOMIME BURLESQUE EN UN ACTE.
Almanach des enfants. Amusements et jeux pour jeunes filles et jeunes garçons ;
1877
PERSONNAGES :
BOUTON-D'OR, jeune berger.
PIERROT, seigneur du lieu.
DINDONNET, vieux rentier.
LE TAMBOUR du village.
SIX PAYSANS.
La scène se passe sous l'ancien régime, dans une province du Midi.
LE SEIGNEUR PIERROT
Une place de village ; à droite, la maison de Dindonnet.
Scène première.
Bouton-d'Or en mignon costume de berger, entre avec précaution, regardant de tous côtés ; le calme règne, pas un habitant, les fenêtres sont fermées ; il voit la maison de Dindonnet, se décide à frapper pour obtenir un renseignement. Pan ! Pan !... mais bientôt remarquant à gauche des ombres qui se meuvent, il s'éclipse par la droite, en montrant qu'il ne veut pas être vu et qu'il reviendra plus tard.
Scène II.
Dindonnet ouvre la porte et paraît sur le seuil ; il avance de deux pas, pivote sur les talons et ne voit personne ; cependant il a bien entendu heurter. Sans doute il aura fait un rêve ou est-ce quelque mendiant qui ne recevant pas de réponse assez vite se sera éloigné ? Il rentre chez lui, au moment même trois laboureurs arrivent par la gauche munis de bêche, pelle et râteau. Ils se suivent à peu de distance, allongeant le cou et se montrant une figure inconnue qui disparaît à droite. Aussitôt trois autres laboureurs viennent de ce dernier côté, voient leurs collègues, les abordent en riant ; on échange des poignées de mains. Les premiers arrivés demandent aux derniers venus s'ils ont remarqué un personnage qui vient de disparaître à leur vue. Ceux-ci regardent en l'air, à leurs pieds, n'importe où... et déclarent n'avoir vu personne. On s'invite mutuellement à boire un coup, celui qui est le plus près de la maison de Dindonnet frappe à sa porte, mais les autres disent que plus loin le vin est meilleur, et tous s'emboîtent le pas en se bousculant, en se donnant des tapes et en riant.
Scène III.
La porte s'ouvre, Dindonnet revient, regarde de nouveau, ne voit rien et suppose qu'un espiègle se moque de lui ; il va faire bonne garde et si quelqu'un essaie encore de le faire aller, il tapera dessus. Il rentre chez lui, après avoir sondé tous les environs pour voir si personne ne se cache ; à peine est-il rentré que Bouton-d'Or reparaît de nouveau ; il examine la direction suivie par les paysans et montre qu'ils sont en train de boire ; il se croit seul et se décide enfin à demander les renseignements qu'il désire à la personne qui habite la maison de Dindonnet. Il frappe, mais son oreille est frappée par un bruit venant du dehors et tout mécontent d'être dérangé il se cache de nouveau en se retirant dans la coulisse à droite.
Scène IV.
Dindonnet se précipite brusquement en scène, faisant des moulinets avec une longue canne qu'il tient à la main : après plusieurs coups portés dans le vide, il se met à rire en se voyant seul, et rentre chez lui montrant que sa tête se détraque. À peine est-il rentré que le tambour du village arrive traînant un écriteau qu'il plante au milieu de la place... On lit sur cet écriteau : Monseigneur arrive aujourd'hui. Le tambour admire l'effet que produit cette annonce, puis ajustant sa caisse, il fait le tour de la scène en frappant dessus. Dindonnet sort de sa maison, cette fois il ne se trompe pas, on vient l'assourdir avec intention. Il va derrière le tambour qui lui tourne le dos et le roue de coups de canne. Le malheureux surpris tourne autour du poteau en criant et en frappant d'une main sur sa caisse ; enfin il tombe à genoux en demandant sa grâce ; le vieillard le reconnaît, jette sa canne, l'aide à se relever et lui demande ce qu'il venait de tambouriner ; le battu tout en se pâmant et se tâtant les côtes, lui montre le poteau indiquant l'arrivée du seigneur. Dindonnet pousse un cri de joie, il embrasse le tambour qui fait des grimaces de douleur et se met à le frictionner à tour de bras, au grand désespoir du pauvre meurtri, puis il rentre dans sa demeure en promettant de le récompenser.
Scène V.
Le tambour qui sait Dindonnet riche croit que celui-ci va lui donner un peu d'argent pour l'indemniser des coups qu'il lui a donnés par erreur. Ce n'est donc pas sans surprise qu'il voit le bonhomme sortir alternativement, apportant une table, des sièges, une cruche d'eau que le tambour va poser sur sa caisse, puis une bouteille de vin qu'il regarde avec amour ; pendant qu'il va. chercher un tire-bouchon, le tambour prend la bouteille et s'enfuit en se heurtant contre Bouton-d'Or qui l'examine ainsi que le poteau, après quoi il sort lui-même en promettant de veiller à ce qui va se passer.
Scène VI.
En ce moment Dindonnet revient avec son tire-bouchon, il ne voit plus le tambour et le cherche en vain ; il se met en colère, supposant que celui-ci lui fait une mauvaise farce ; quelqu'un entre, il le prend par le bras et l'amène violemment en lui demandant une explication : ce dernier se met à rire et Dindonnet se trouve en face d'un des six paysans venus aux scènes précédentes. Les autres font leur entrée et désirent savoir ce que signifie ce dialogue... Dindonnet vexé, leur montre le poteau qui annonce l'arrivée de leur seigneur, tous se mettent à sauter en disant que ça va être jour de fête. Ils font sauter Dindonnet qui fait bientôt une scène d'imitation en singeant le seigneur, l'intendant, les révérences des jeunes filles, les salutations grotesques des garçons ; on rit à se tordre en lui donnant des tapes sur le ventre, des coups de poings dans le dos ; puis les paysans annoncent qu'ils vont aller s'habiller et sortent tous en se bousculant d'une façon comique. Dindonnet les regarde s'éloigner en riant de leurs farces et rentre également pour se vêtir convenablement.
Scène VII.
La scène reste vide un moment, après quoi Pierrot fait une entrée majestueuse. En costume de seigneur, lorgnon sur l’œil, il examine le lieu, le poteau qui marque son arrivée et s'en montre satisfait ; il est fier de sa personne et pivote sur le talon pour montrer ses avantages, puis baisant le bout de ses doigts il exprime qu'il est un homme charmant ; en marchant il bouscule la caisse qu'il lorgne, regarde la cruche dont il goûte le contenu et fait une exclamation de dégoût en reconnaissant que c'est de l'eau.
Scène VIII.
Il envoie au hasard le contenu de la cruche et en asperge ainsi le tambour qui rentre en chancelant, la bouteille de Dindonnet l'ayant mis en état d'ivresse. Il se secoue et éternue dans le visage de Pierrot qui lui lâche la cruche sur les pieds : Pierrot s'essuie le visage, puis son jabot, pendant que le tambour recule en sautant sur une jambe. Après avoir examiné la drôlerie de son allure, Pierrot reconnaît le tambour du village et lui commande d'approcher après avoir imité gouailleusement sa démarche irrégulière. Le tambour arrive près de lui cahin-caha ; Pierrot lui montre le poteau, lui explique qu'il est le seigneur ; le tambour qui n'en croit rien rit bêtement en donnant des tapes sur le ventre et sur les épaules de Pierrot ; ce dernier se fâche, prend le tambour par l'oreille, l'amène au milieu du théâtre et lui flan- que un coup de pied. Le tambour se met en devoir d'obéir tout en trébuchant ; il frappe tantôt sur sa caisse, tantôt à côté, il fait alors le tour de la scène suivi de Pierrot qui lui emboîte le pas, tout en rompant la mesure, ce qui lui donne des crispations de nerfs.
Scène IX.
Attiré par le bruit, Dindonnet sort de sa maison et voyant ces deux hommes qui marchent dans le même sens, se met à la suite de Pierrot ; celui-ci se retourne et se trouve nez-à nez avec Dindonnet ; chacun d'eux recule. Le tambour au milieu, montrant le poteau à Dindonnet, lui indique que voilà le seigneur attendu. Le vieux saluant se met la figure sur les reins du tambour, en train d'expliquer à Pierrot que Dindonnet est riche et propriétaire de la maison, de plus qu'il possède du vin excellent, ce qui fait agrandir les yeux de Pierrot. Dindonnet froissé donne un coup de pied au tambour qui se retourne et met ses reins sur la figure de Pierrot qui à son tour veut saluer Dindonnet. Pierrot vexé, donne un second coup de pied au tambour qui va s'étaler de tout son long au fond du théâtre où il reste étendu sans faire un mouvement, après quoi le seigneur et le vieillard se font des salutations qu'ils recommencent sans cesse de part et d'autre.
Scène X.
Tout à coup Dindonnet se frappe le front et demande à Pierrot s'il désire prendre un rafraîchissement ; celui-ci tire la langue et crache à terre pour montrer l'épaisseur de sa salive ; Dindonnet se poste et, comme la table posée devant sa porte contient déjà des gobelets il n'a qu'une bouteille de vin à aller chercher. Il rentre chez lui annonçant son prompt retour. Pendant son absence, un ronflement sonore se fait entendre ; Pierrot regarde de tout côté d'où peut venir ce bruit. Dindonnet rentre et verse à boire en disant à Pierrot qu'il va trouver le vin bon. Sur ces entrefaites les six paysans reviennent en habit des dimanches ; ils voient Dindonnet en train de boire, l'idée leur vient de boire également. Ils entourent la table et frappent dessus avec leurs bâtons ; Pierrot qui goûtait le vin, surpris par ce vacarme imprévu avale de travers ainsi que Dindonnet. Ce dernier voit les paysans, les réunit en groupe et avec un geste de terreur leur parle bas à l'oreille, tous retirent leurs chapeaux, reculent en faisant d'énormes salutations. Pierrot qui a repris de l'assurance s'avance vers eux d'un air suffisant ; à sa vue les paysans fuient en se culbutant les uns les autres, se relèvent, retombent, prennent confusément leurs chapeaux tombés à terre et dont ils se coiffent en se donnant des physionomies originales ; bientôt ils disparaissent tous comme affolés.
Scène XI.
Après avoir ri de la sottise des paysans, Dindonnet et Pierrot trinquent et vont boire, lorsqu'un ronflement plus sonore que le premier les arrête dans leur intention ; on repose les gobelets, on cherche la cause de ce bruit, lorsque tout à coup on se trouve en face du tambour étendu tout de son long et dormant comme un bienheureux ; on l'éveille avec peine en le retournant, le soulevant, le laissant tomber. Une fois debout, il s'étire les membres en souffletant du même coup Pierrot et Dindonnet ; ceux-ci lui répondent par une paire de coups de pied ; Pierrot lui fait alors reprendre sa caisse, il la boucle et se remet en marche, suivi du seigneur dont il annonce le retour espéré. Dindonnet lui fait des signes d'amitié pendant qu'il s'éloigne par la coulisse de droite précédé du tambour auquel il se heurte en sortant.
Scène XII.
À force de signaux et de salutations, Dindonnet, tout en marchant avec lenteur, a disparu clans la coulisse à la suite de Pierrot et du tambour. Bouton-d'Or entre furtivement en sautant sur la pointe des pieds ; il se croise les bras et hausse les épaules en désignant le groupe qui s'éloigne : il examine la table ensuite, remarque la bouteille pleine à moitié, rince un gobelet, goûte le vin après s'être assis et le trouve bon... Les paysans reviennent alors les uns après les autres, regardent avec précaution si le seigneur n'est pas resté sur la place ; en apercevant Bouton-d'Or une panique les prend ; ils vont se sauver, quand tout à coup ils se rassurent en reconnaissant qu'il n'ont devant eux qu'un simple berger. Ils s'approchent hardiment et demandent au nouveau venu d'où il vient et ce qu'il est. Bouton-d'Or froissé de leur familiarité se lève avec mauvaise humeur ; les paysans le raillent sur sa susceptibilité, le jeune homme n'y tient plus et leur donne une bourrade qui en renverse une moitié sur l'autre : ils se relèvent et se sauvent mais en faisant des gestes de menace qui indiquent qu'ils reviendront bientôt pour se venger.
Scène XIII.
Bouton-d'Or s'est mis à rire de la sortie tumultueuse de ses agresseurs et vient se rasseoir à table. Dindonnet, marchant à reculons et envoyant toujours des baisers dans la coulisse où à disparu Pierrot, rentre en se frottant les mains, il voit Bouton d'or assis à la table, prend un air sérieux, vient frapper sur l'épaule du sans-gêne et lui demande ce qu'il fait là. Je bois, répond Bouton-d'Or ; Dindonnet l'invite à s'éloigner, il lui montre le poteau, en exprimant que le seigneur du village sort de chez lui, qu'ils sont amis ensemble et qu'il n'a que faire de la société d'un berger, coquet sans doute, mais qui n'est toujours qu'un petit personnage. Surprise de Bouton-d'Or qui semble étonné de là présence du seigneur, et pendant qu'il se promet d'éclaircir ce sujet en sortant sans bruit, Dindonnet se promène en se rengorgeant, fier d'avoir une aussi belle connaissance que celle du seigneur du lieu.
Scène XIV.
Après un haussement d'épaules assez significatif à l'égard de Bouton-d'Or, que d'un mouvement de tête il désigne comme vexé, il se retourne pour voir de quelle manière il accepte son air dédaigneux et cesse de rire en remarquant d'une manière désappointée que le jeune homme a disparu. Il fait plusieurs tours sur lui-même et regarde enfin dans la coulisse où il aperçoit le tambour qui revient toujours ivre. Il s'apprête à le recevoir ; en effet, dès son entrée, le tambour tombe dans les bras de Dindonnet qui fort embarrassé de son fardeau ne sait où le mettre ; enfin il l'adosse contre un poteau auquel il le lie à l'aide de son ceinturon. Pendant cette opération, le tambour croit frapper sur sa caisse et tape au hasard, les doigts, la tête ou les jambes de Dindonnet. Lorsque ce dernier a fini de l'attacher, il recule pour mieux juger son œuvre, le tambour, alors, ouvre un œil malicieux, puis il feint de tomber en avant aussitôt que Dindonnet regarde de côté : le bonhomme court de suite à lui pour le remettre en équilibre et le maintenir de son mieux.