PIECES DE THEATRE POUR ENFANTS.
L'ARGENT DU DIABLE
PANTOMIME FANTASTIQUE ET DIALOGUÉE
EN UN ACTE.
Almanach des enfants. Amusements et jeux pour jeunes filles et jeunes garçons
PERSONNAGES :
CORNICHEZ, riche Espagnol.
PIERROT, son neveu.
ALFONSO, cousin de Pierrot.
MOSQUITO, génie espiègle.
La scène se passe en Espagne.
Une promenade à Madrid ; à droite, la maison de Cornichez ;
à gauche, une auberge.
Scène première.
Alfonso, jeune espagnol en costume râpé, vient sous la fenêtre de Cornichez jouer un air d'une guitare qu'il porte en bandoulière. Il entend du bruit et, craignant une surprise, se cache vivement. Arrive Pierrot en costume coquet, avec rapière au côté, il se pavane et affecte des manières de grand seigneur ; il vient se placer devant la maison de Cornichez ; soulève un pan de son manteau et amène une mandoline qu'il tenait cachée. Il pose les doigts sur les cordes de l'instrument qui se met à résonner d'une façon bizarre et continue à jouer seul au grand étonnement de Pierrot qui tape dessus pour le faire taire.
Scène II.
Un éclat de rire fait retourner Pierrot ; sur le seuil de la Posada, se tient Mosquito, qui semble s'amuser de la déconvenue du donneur de sérénade.
MOSQUITO. - Je ris, seigneur, de vous voir posséder un instrument dont vous jouez si bien, qu'il continue sans votre permission, des airs que vous ne connaissez pas.
PIERROT, vexé, redressant son feutre. - Qu'est-ce que vous êtes, vous, pour me parler comme ça ?
MOSQUITO. - Qui je suis ? Le maître de cette Posada. (Pierrot n'en croit rien). Je sais que la maison était tenue par le vieux Thomaso... qui a rendu son âme au diable il y a deux jours. (Mouvement de Pierrot). Je suis venu des Antipodes pour lui succéder. (Pierrot songe et sourit, puis s'assied à table). Vous désirez boire ? À votre aise, seigneur ! Avez-vous de l'argent ? J'ai pour habitude de faire payer d'avance. (Pierrot tire une bourse qu'il soupèse avec complaisance). — Parfait ! Une bouteille de Xérès sans doute ? (Tout de même, semble dire Pierrot. Mosquito entre dans l'auberge et revient aussitôt avec une bouteille et un gobelet). — Voilà, seigneur ! C'est une piastre ! (Pierrot paye, verse une rasade et boit, mais il crache de suite ce qu'il vient de goûter). Mon vin est mauvais ?... Il vaut bien votre pièce qui est fausse ! (Il montre la piastre, Pierrot l'examine, tire ensuite sa bourse et en étale le contenu). Vous ne possédez que de la fausse monnaie. (Fureur de Pierrot qui arpente la scène). Le diable se mêle de vos affaires ! Joueur, effronté, gourmand, vous espérez obtenir la fortune de Cornichez votre oncle ? (Pierrot se montre étonné). Mon savoir vous surprend. C'est que je sais tout... et bien d'autres choses encore ; apprenez donc de ma bouche... qu'un rival aspirant comme vous à l'héritage du vieil oncle, va bientôt contrecarrer vos espérances. (Il s'enfuit en riant).
Scène III.
Pierrot devenu ombrageux à cette annonce, porte la main à sa rapière, puis se tournant, il cherche partout Mosquito disparu dans l'auberge : sous la table, les chaises ; il se croise les bras et commence à trouver la situation étrange ! Il entend du bruit, regarde à droite et se cache ; arrive Cornichez lisant une lettre qui lui cause plaisir et le rend joyeux, soudain les bésicles qu'il portait sur son nez s'envolent par le haut de la scène, sans que Cornichez comprenne ce qu'elles sont devenues. Il veut s'asseoir sur l'escabeau qui est devant l'auberge, cet escabeau recule seul, Cornichez tombe, se relève furieux et va pour rentrer dans son domicile dont il ouvre la porte, mais cette porte se referme d'elle-même ; Cornichez fort agité, la rouvre une seconde fois et se précipite comme un fou dans la maison en se heurtant contre le chambranle.
Scène IV.
Pierrot revient très gai, montrant que la lettre lue par Cornichez est de lui. Il veut annoncer son arrivée par une sérénade et accorde sa mandoline : Alfonso rentre également en scène et sans voir Pierrot, joue de sa guitare. Il s'étonne bientôt en écoutant d'autres sons que les siens ; Pierrot fait de même. Les deux hommes se retournent, se toisent et déposent leurs instruments dans un coin. Ils se sentent rivaux et demandent des explications qu'ils refusent de se donner ; Pierrot raille Alfonso sur sa mise pauvre, Alfonso se moque dédaigneusement du costume de Pierrot. Il faut qu'un duel ait lieu, on tire les épées et un combat comique s'engage.
Scène V.
Au bruit des armes, Cornichez sort de sa maison et se place entre les combattants ; Pierrot le met devant lui et s'en sert comme d'un bouclier pendant qu'il continue à ferrailler ; Alfonso en se défendant pique légèrement Cornichez qui pousse un cri et qui, lâché par Pierrot, tombe à terre. Les adversaires rengainent et viennent à son aide en lui proposant un siège ; Cornichez bondit à cette idée en disant que ça lui est impossible ; on l'examine, on ne trouve aucune blessure, alors il saute de joie. Puis soudain, prenant un air sérieux, il invite Pierrot à le suivre dans sa demeure, pendant qu'il invite fièrement Alfonso à passer son chemin. Il laisse ce dernier dans l'abattement tandis que Pierrot se moque de sa déconvenue.
Scène VI.
Plongé dans une mélancolique rêverie, Alfonso va s'asseoir devant l'auberge la tête entre ses deux mains ; Mosquito arrive gaiement par le fond, vêtu en seigneur espagnol, une épée relève l'arrière de son manteau.
MOSQUITO, chantant.
Que le temps soit triste ou beau,
J'ai l'humeur assez constante
Et de mon âme contente
Chaque jour use un lambeau ;
Affublant l'écorce humaine,
Le dimanche et la semaine,
Tout joyeux je me promène...
Si parfois sur mon chemin,
Un danger naît sous la brise,
Je l'écarté ou je le brise
D'un revers de cette main.
(Se dirigeant d'un air sardonique vers Alfonso toujours accablé). Pardon, seigneur ! J'ai soif, je suis fatigué... Pourriez-vous me faire une place à votre table ? (Alfonso se lève et intime à Mosquito l'ordre de passer son chemin). Votre réponse n'est ni galante ni polie, ne voyez-vous pas que je suis gentilhomme et que comme vous je porte une épée ? (Alfonso tire sa rapière et se met en garde). Tiens ! tiens ! tiens ! Vous cherchez une leçon ? Je la donne gratis. (Il fait un geste de la main, l'épée d'Alfonso tombe à terre). Tu n'es pas de force pour lutter avec moi !... Ramasse ton arme et ouis mes paroles... (Alfonso troublé lui obéit). Orphelin de père et de mère, il ne te reste aujourd'hui qu'un oncle, le seigneur avare Cornichez !... Tu convoites ses bonnes grâces ?... Mais il te préfère Pierrot, bête et prétentieux, mais possédant lui-même quelque fortune... ce qui nuit à tes espérances. C'est ce diable d'argent... L'argent du diable peut t'ouvrir toutes les voies... (Alfonso tressaille à la vue d'une bourse que Mosquito tire de sa poche). Cette bourse est pleine de ducats... Elle se remplit d'elle-même à mesure qu'on la vide ! De plus, chacun de ces ducats est un talisman... Un seul jeté au hasard, t'assure l'accomplissement de tes désirs. (Alfonso tend la main). Troc pour troc ! je consens à te remettre ce sac d'écus... mais à une condition... (Alfonso se gratte l'oreille). Tu vas me signer sur ce carnet, que tu me donneras ton âme... le jour où cette bourse se déchirera... (Mosquito a tiré un carnet de son pourpoint et le pose sur la table avec un crayon ; il ricane pendant qu'Alfonso termine ses réflexions. En effet il avance avec trouble, recule pour revenir, à la fin se lançant vers la table d'une façon fiévreuse, il signe et s'assied abattu). Donnant ! donnant ! J'ai le pacte ! Voici les écus. Essaies-en. (Il s'échappe en riant).
Scène VII.
Alfonso reste pensif, allonge la main et tressaille au contact de la bourse. Il en visite le contenu, semble dire que le sort en est jeté et prenant une pièce, la jette au vent. La porte de la maison de Cornichez s'ouvre, Pierrot en sort et mime qu'on vient de l'appeler, il cherche de tous côtés ne voyant personne, examine sous la table et les tabourets. Il se sera trompé et va pour rentrer chez Cornichez, mais celui-ci sort à son tour de sa demeure ; les d'eux hommes avancent sans se voir, se heurtent, tombent à droite et à gauche sans rien comprendre à ce qui leur arrive. Ils se tendent les mains pour s'aider à se remettre sur pied et retombent en se lâchant trop vite. Enfin ils parviennent à se remettre sur leurs jambes, mais ils ont chaud ; Cornichez tire son mouchoir et s'essuie le visage. Pierrot le lui prend pour faire de même, Cornichez le lui arrache. Ils se le reprennent à tour de rôle, enfin le mouchoir s'envole entraînant Cornichez à sa suite ; Pierrot rit de l'aventure, mais soudain il semble saisi d'une crise cataleptique, tournant sur lui-même et faisant des gestes raides et inarticulés, il vient tomber sur un tabouret, pousse un couic ! et tombe endormi sur la table.
Scène VIII.
Alfonso se montre, riant de ses escapades causées par le jet de ses talismans ; il montre Cornichez courant après son mouchoir et Pierrot endormi. Il ne peut résister au désir de lui faire de nouvelles niches, entre dans l'auberge, en rapporte une bouteille, un gobelet et une cruche d'eau ; ramassant un fétu de paille, il en chatouille les narines de Pierrot qui s'agite, se donne des claques croyant avoir affaire à des mouches. Enfin Alfonso lui vide dans le cou une partie de l'eau que contient la cruche et pendant que par suite de cette immersion, Pierrot éternue et se dresse sur son séant en clignotant des yeux ; Alfonso, content de ses espiègleries s'enfuit joyeusement par la droite.
Scène IX.
Pierrot ouvre d'abord un œil, cligne des deux finit par s'éveiller et regarde autour de lui, voit la bouteille dont l'étiquette indique : Porto, il sourit et remplit son gobelet, mais il s'est trompé et verse le contenu de la cruche ; en goûtant l'eau, il fait une grimace, vide son gobelet à terre, le remplit de nouveau avec le vin de la bouteille et boit en roulant des regards satisfaits, mais en dégustant bien, il trouve un goût singulier à ce vin de Porto, regarde une seconde fois l'étiquette qui a changé et qui porte le mot : Poison. Pierrot effrayé se croit perdu, il fait des contorsions et tourne comme une toupie en se tenant le ventre. Dans une de ces évolutions il se trouve face à face avec Mosquito qui s'avance sur lui pas à pas... Pierrot reculant au fur et à mesure que l'autre avance, oublie ses craintes en présence de l'étranger.
MOSQUITO. - Par les Tartavelles de Belzébuth ! Je ne me trompe pas !... C'est bien le seigneur Pierrot qu j'ai sous les yeux ? (Qu'est-ce que celui-là ? semble dire Pierrot). Je suis don Spavento de la Rapinière. (Pierrot salue). J'arrive exprès du fond des Antipodes... pour me mesurer avec vous. (Nouvelle crainte de Pierrot qui paraît chercher un endroit pour se sauver). La renommée répète vos exploits d'un bout de l'Espagne à l'autre. (Pierrot retape son feutre et se rengorge). Il n'est bruit que de l'or qui remplit vos poches... de vos duels, de votre luxe, de votre chance au jeu ! (Pierrot se redresse fièrement à chaque citation). En un mot, votre réputation éclipse la mienne !... Un de nous deux est de trop sur cette terre et doit disparaître pour laisser à l'autre toute liberté d'action. (Pierrot se gratte de nouveau l'oreille et regarde encore une fois s'il pourrait fuir : Mosquito lui prend le bras). En attendant, comme deux Hidalgos de notre espèce ne peuvent lutter qu'avec courtoisie, je vais faire venir la personne que j'aime le mieux... et nous allons lui tordre le cou ensemble. (Pierrot marque une vive frayeur à l'énonciation de cette idée).
MOSQUITO, chantant.
La personne que je dois
Vous montrer avant bataille,
Je la tiens entre mes doigts,
Tant elle est mince de taille.
On peut rire et l'embrasser
Sans que j'aie à me froisser :
Car c'est une bouteille.
Pleine de liqueur vermeille.
(Pierrot se met à rire et frappe familièrement sur l'épaule de Mosquito, qui s'approche ensuite de la table). Tiens ! vous m'attendiez, ce me semble ? Une bouteille, deux gobelets. (Pierrot se souvient alors qu'il a bu ce qu'il croit être du poison et recommence à faire des grimaces et à geindre). Élixir de longue vie ! (Pierrot écoute et cesse de geindre). Peste ! vous vous régalez de bonne chose... (Pierrot vient voir l'étiquette de la bouteille et voyant qu'il n'est pas empoisonné, se met à danser une farandole d'une manière comique en riant d'une manière insensée. Pendant ce temps, Mosquito est entré dans l'auberge et en sort avec une autre bouteille). Commençons par goûter un doigt de vin. (Il verse et trinque. Pierrot trouve le vin bon). À présent, s'il vous plaît, nous allons jouer !... J'ai toujours sur moi, des dés à cet effet. (Pierrot accepte, montrant que si la chance lui est contraire, il trichera). Je débute !... Mille dinars d'or ! (Roulant les dés). Onze !... À vous. (Pierrot jette les dés en faisant une grimace douteuse). Douze... Vous avez gagné !... Une seconde partie !... Vingt-mille dinars ! Résultat de la vente de mon castel d'Aragon. (Pierrot craintif, tire un sac de sa poche et le pose sur la table en soupirant). Attention ! (Roulant les dés). Six ! (Pierrot les jette à son tour). Sept !... Damnation, vous avez toutes les chances ! Quitte ou double !... Le produit de ma dernière propriété. (Chacun met son enjeu sur la table). Varions !... Pour cette fois commencez ! (Pierrot roule les dés). Trois ! Je renais à l'espérance ! (Grimace de Pierrot pendant que Mosquito agite les dés à son tour). Deux !.. Par l'enfer ! Me voilà pauvre comme Job ! (Joie de-Pierrot qui veut ramasser l'argent formant son gain). Pas encore !... Vous m'avez pris mes moyen d'existence. Or, cette existence, nous allons la jouer aussi ; en garde ! C'est un autre amusement où faute de dés, on se pique. (Pierrot effrayé cherche à apaiser Mosquito, tout en regardant à droite et à gauche, s'il ne vient personne, ou s'il pourra pas s'enfuir... Mosquito poussant un cri). Ah ! le malheureux !... Il m'a tué.